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Même si un gouvernement poursuit divers objectifs comme la croissance ou le prestige international, il reste qu'habituellement son premier objectif est de rester au pouvoir, la probabilité d'y rester dépendant la fois du soutien politique de la population et de la répression.

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...lorsque le gouvernement annonce un programme et en trace les grandes lignes, la plupart des personnes concernées ne sont pas capables d'avoir une idée claire des conséquences de ce programme pour elles, ou pensent qu'il touche surtout les autres.

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Une comparaison pour les pays d'Amérique latine entre des régimes démocratiques comme la Colombie, l'équateur, le Pérou, et des régimes militaires, comme l'Argentine et le Chili, en 1981-82, montre que les troubles sont plus rares lorsque le régime est militaire...

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Cela s'explique aisément par les risques plus grands pour les manifestants sous un régime militaire. Ce type de régime n'en est pas pour autant forcément moins fragile. Les changements de gouvernement à la suite des troubles y sont plus fréquents et, au-delà d'un certain seuil, les troubles sociaux y font rapidement boule de neige, au point de menacer le régime, ce qui n'est pas le cas en démocratie.

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L'organisation d'une répression dure et permanente -- comme ce fut le cas en Guinée sous le régime de Sékou Touré (ce pays ne figure pas dans notre échantillon) -- n'est pas possible pour plusieurs raisons : le coût de l'appareil répressif, la dépendance du gouvernement à l'égard de l'armée et de la police et surtout l'incidence extérieure.

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Un gouvernement peut difficilement stabiliser contre la volonté de l'opinion publique dans son ensemble. Il doit se ménager le soutien d'une partie de l'opinion, au besoin en pénalisant davantage certains groupes. En ce sens, un programme qui toucherait de façon égale tous les groupes (c'est-à-dire qui serait neutre du point de vue social) serait plus difficile à appliquer qu'un programme discriminatoire, faisant supporter l'ajustement à certains groupes et épargnant les autres pour qu'ils soutiennent le gouvernement.

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En cas d'épreuve, le poids politique exceptionnel d'un chef d'Etat représente un capital déterminant pour le succès de l'ajustement. Certes, les gouvernements ont toujours de réelles capacités de résistance grâce aux forces de l'ordre. Dans plusieurs cas, y compris en Equateur, ils n'ont pas cédé face à l'émeute. Mais lorsque celle-ci risque de faire vaciller le régime, l'autorité du chef de l'Etat est un atout très important. Ce fut le cas au Maroc comme en Côte d'Ivoire et au Venezuela : le Président avait cette autorité en 1990 parce que le même parti contrôlait la présidence, le Parlement et le principal syndicat.

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Ainsi, pour tout gouvernement, l'ajustement n'est pas seulement (comme pour une organisation internationale) une opération économique et financière délicate sur le plan technique, c'est aussi un combat politique à livrer en position de faiblesse, où tous les coups sont permis (l'opposition peut critiquer avec acharnement les mesures dont elle est en réalité la responsable par la politique laxiste qu'elle a menée auparavant), parce que le premier objectif pour certains partis politiques n'est pas le rétablissement de l'économie, mais la conquête du pouvoir, au moment même où celui-ci est fragilisé. Ce type de confrontation se présente évidemment dans tous les pays où l'alternance, à la suite d'élections régulières, est possible.

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La clairvoyance politique est indispensable pour agir rapidement et efficacement. Si un gouvernement arrive au pouvoir au moment où les déséquilibres macro-économiques se développent, il bénéficie d'une courte période d'ouverture (quatre à six mois), pendant laquelle l'opinion publique le soutient et il peut rejeter sur ses prédécesseurs l'impopularité de l'ajustement. Grâce à ce soutien, les corporatismes sont temporairement affaiblis et il peut dresser l'opinion contre ses adversaires. Après ce délai de grâce, c'est fini : le nouveau gouvernement doit assumer en totalité les coûts politiques de l'ajustement, car il est considéré comme le seul responsable de la situation.

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Rappelons d'abord ces risques de troubles dans les pays en développement. Le risque de manifestations y est toujours plus grand que dans les pays développés et, malheureusement, le risque qu'elles finissent de manière tragique y est également plus grand. Cela ne signifie pas que les pays développés ne connaissent pas de grandes manifestations accompagnées parfois de violences (saccages ou incendies, par exemple). Mais les cas d'émeutes avec des dizaines ou des centaines de blessés et de morts restent tout à fait exceptionnels dans ces pays, alors qu'ils sont nombreux dans les pays en développement qui ont ajusté. En effet, dans beaucoup de pays, l'opposition peut mobiliser facilement contre des mesures de rigueur une masse de population pauvre, voire misérable, qui est en permanence, y compris en conjoncture économique normale, prête à manifester. Il s'agit des habitants des bidonvilles ou des quartiers pauvres, le plus souvent occupés dans le secteur informel ou au chômage. Parfois, ils ne bénéficient même pas des services publics de base (enseignement primaire, services de santé, voirie, assainissement ou eau). Beaucoup de ces gens ressentent un sentiment de frustration et d'exclusion par rapport au reste de la population urbaine. Dés lors, le saccage et le pillage des magasins dans les quartiers aisés leur permet d'exprimer ce sentiment. Si une mesure de stabilisation -- la coupure des subventions, par exemple -- entraîne une hausse soudaine des prix des denrées courantes, ces populations vont ragir en manifestant avec violence leur désespoir. En effet, cette mesure réduit brutalement leur niveau de vie déjà très bas et arrivés à ce point, les pauvres n'ont plus rien à perdre. A cela il faut ajouter l'habileté avec laquelle des partis ou des syndicats d'opposition peuvent attiser le ressentiment des populations déshéritées. Dans certains pays, ce risque n'existe plus, parce que le gouvernement est parvenu à assurer la satisfaction des besoins fondamentaux même dans les quartiers urbains les plus pauvres. Mais chacun sait que ce n'est pas encore le cas dans de nombreux pays d'Amérique latine, d'Afrique ou d'Asie.

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En principe, le risque de grève est moins dangereux. Il concerne uniquement les salariés du secteur moderne, qui ne font pas partie des classes les plus pauvres. Les grèves ne remettent pas en question le régime, comme c'est le cas lorsque les manifestations tournent à l'émeute et débordent les forces de l'ordre. C'est ce qui explique d'ailleurs l'absence de relation statistique entre grève et répression. Le gouvernement peut toujours y mettre fin en faisant des concessions. Toutefois, les grèves comportent un inconvénient sérieux, celui de favoriser les manifestations. Par définition les grévistes ont le temps de manifester. Surtout, les enseignants du secondaire et du supérieur, en faisant grève, libèrent une masse incontrôlable de lycéens et d'étudiants pour les manifestations, un phénomène très dangereux, car dans ce cas la répression peut conduire facilement au drame.

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En raison du risque élevé d'émeutes dans les quartiers les plus pauvres, le premier souci des responsables de l'ajustement devrait être, soit d'éviter toute hausse des prix des produits de base, soit d'appliquer cette hausse avec discernement. Parmi ces produits, on compte non seulement la nourriture, mais aussi l'eau, l'électricité, les transports, les médicaments ou les carburants utilisés pour préparer les repas et se chauffer. Ce qui importe politiquement, c'est uniquement la hausse des prix, quelle qu'en soit l'origine : subvention supprimée, dévaluation, hausse des impôts indirects ou réduction du déficit d'entreprises parapubliques (pour les transports, l'eau ou l'électricité). Si l'on ne peut éviter une hausse des prix, plusieurs précautions doivent être prises. Il faut, comme au Maroc en 1983-84, relever d'abord les prix des produits intermédiaires, et non pas ceux des produits de base consommés par les ménages pauvres. Si les prix des produits de base sont augmentés, il faut procéder par hausses modérées (moins de 20 pour cent) et étalées dans le temps. Il est souhaitable de reporter les dernières hausses à la période où les gains de l'ajustement commenceront à apparaître et où ils pourront compenser ces hausses. Il est possible aussi d'atténuer l'impact d'une hausse de prix par des distributions de denrées alimentaires pour rémunérer la main-d'oeuvre embauchée sur les chantiers des travaux publics. Enfin, il ne faut jamais augmenter les prix à des moments difficiles pour les ménages, comme les fins de mois ou les fêtes religieuses.

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En effet, comme la population urbaine est concentrée, le risque de troubles graves est élevé, alors que les populations rurales ne peuvent pas exercer une pression aussi grande, en raison de leur dispersion.

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Enfin, pour éviter les troubles, il est souhaitable que le gouvernement fasse un effort exceptionnel d'information en expliquant la raison des hausses, en publiant des listes de prix recommandés, en effectuant de nombreux contrôles de prix, suivis éventuellement de poursuites contre les commerçants qui ont augmenté leurs prix plus que les autres. Ces interventions peuvent paraître plus spectaculaires qu'efficaces mais, en l'occurrence, seule importe l'image que donne le gouvernement et non la portée réelle de ses interventions.

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Pour réduire le déficit budgétaire, une réduction très importante des investissements publics ou une diminution des dépenses de fonctionnement ne comportent pas de risque politique. Si l'on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d'élèves ou d'étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d'inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l'enseignement et l'école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l'établissement voisin, de telle sorte que l'on évite un mécontentement général de la population.

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© La faisabilité politique de l'ajustement, par Christian Morrisson.
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Document complet : http://www.oecd.org/dataoecd/24/23/1919068.pdf
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